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Partage de valeur, performance et RSE : une création de valeur décarbonée est-elle possible?

Sarah Bruzzese
28/11/2023
Interview
Fabrice BONNIFET
Directeur Développement Durable et QSE Groupe Bouygues et Président du C3D
Dialogue avec des dirigeants à impact
« Nombre de dirigeants subissent des injonctions contradictoires qui freinent les prises de décisions et nous font assister à une espèce de tragédie où ils se disent pouvoir tenir encore quelques années comme ça et passer la responsabilité d’agir vraiment à la génération d’après. »

Bonjour Fabrice, peux-tu en quelques mots te présenter ?

J’ai en charge le développement durable, la RSE, la qualité, la sécurité, et l'environnement pour l'ensemble du groupe Bouygues depuis 16 ans. Ma mission est d’animer et coordonner les démarches correspondantes des 6 métiers qui composent le groupe Bouygues : Equans, Bouygues construction, Colas, Bouygues immobilier, Bouygues Telecom et TF1.

Il y a 2 volets : un volet de conformité, important aujourd'hui, compte tenu du durcissement récent de la réglementation et un volet plus transformationnel qui consiste à accompagner les unités opérationnelles dans la mutation de leurs modèles d'affaires, afin qu’elles deviennent plus contributives et même régénératrices.

Je suis également le Président du C3D (Collège des directeurs du Développement Durable). C’est la plus grande association dans le domaine de la RSE en France. Nous sommes maintenant plus de 300 entreprises membres. L’ambition du C3D est d'être l'association de référence des professionnels de la RSE qui souhaitent accompagner leurs entreprises vers des modèles économiques plus responsables.

On travaille essentiellement sur les leviers à activer pour prendre effectivement en compte les limites planétaires et les droits humains universels dans les modèles d’affaires. Je suis aussi administrateur du think tank The Shift Project, présidé par Jean-Marc Jancovici, dont la vocation première est d’éveiller les consciences à propos des enjeux énergies et climat.

Et pour finir je suis le coauteur avec Céline Puff Ardichvili d'un livre «L'entreprise contributive, concilier monde des affaires et limites planétaires», sorti en 2021 et avec une version anglophone publiée en 2023. Le livre présente notamment des bonnes pratiques d’entreprises pionnières pour mettre en place des modèles d'affaires compatibles avec les réalités du monde fini dans lequel nous vivons.

Comment vois-tu évoluer les sujets RSE au sein des organisations et dans l’opinion publique ?

Il est clair que comparé à 16 ans plus tôt ou l’anecdotique cohabitait avec le dérisoire, la RSE évolue aujourd’hui sur un registre plus stratégique. C'était, comme je le dis souvent, la plus importante des choses secondaires pour nombre de dirigeants. À l'époque, c'était plus une posture de communication ou de modification à la marge de la façon de produire, qu’une volonté de vouloir remettre en question le business as usual.

A la fin de la décennie 2010, la prise conscience s’est accélérée au fur et à mesure de la perception tangible des dérèglements climatiques. A partir de là le clivage entre les partisans du greenwashing et ceux de la transformation radicale n’a cessé de s’amplifier. Mais les effets ressentis pourtant bien réels du changement climatique sont encore trop lents pour créer une véritable rupture dans les comportements des entreprises, des individus et des politiques publiques.

« Les entreprises conscientes des périls qui nous font face devraient accepter de reconfigurer leurs modèles d’affaires, afin de créer de la valeur économique, sans détruire la valeur écologique. »

 

Si tu devais donner une nouvelle définition de l ’entreprise à l’aune de l’urgence écologique, quelle serait-elle ? Comment définir la croissance et la création de valeur ?

Les entreprises conscientes des périls qui nous font face devraient accepter de reconfigurer leurs modèles d’affaires, afin de créer de la valeur économique, sans détruire la valeur écologique. Donc de fait, on comprend tout de suite la notion de limite, c'est-à-dire que le but n’est plus de se développer uniquement en volume mais plus en valeur et pour cela les entreprises doivent s'interroger sur leur raison d'être. Dit d’une façon caricaturale, on peut le comprendre comme :« Est-ce que je fabrique un produit qui sert au plus grand nombre et qui répond à des besoins réels ou est-ce que je fabrique un produit qui sert à une minorité et répond à des besoins futiles ou non essentiels ? »

Dans un monde avec 8 milliards d'individus on ne pourra pas continuer longtemps de fabriquer des baskets qui clignotent ou des distributeurs de croquettes connectés ou encore des pistes de ski dans le désert ! la liste est infinie. Ce n’est clairement pas compatible avec la réalité de notre monde fini. Donc la notion d'utilité sociétale, au-delà des emplois créés, c'est mettre à disposition des solutions les plus propres possibles qui ne génèrent pas plus d’externalités sociales et environnementales négatives que ce que la biosphère peut assimiler.

Produire sans polluer ou plus exactement en polluant beaucoup moins c'est le défi ultime de l’humanité. Aujourd’hui encore hélas, la justification de la création de valeur n’a qu’une finalité économique au détriment du monde vivant. On produit dans des pays à toujours plus bas coût, avec des conditions de travail souvent exécrables. La variable d’ajustement est toujours environnementale car la « nature » n’est pas encore considérée comme une personne morale, mais les choses sont en train de changer dans le domaine du droit du vivant, il était temps. En attendant, l’humanité continue de dévaster l’environnement en toute légalité, sans en avoir à assumer de conséquences directes et sans obligation de prendre en compte les dommages causés. Espérons que la CSRD avec son concept de double matérialité, financière et d’impact, va faire évoluer les choses.

Ce n’est certainement pas l'innovation technologique qui va nous permettre de continuer comme avant sans rien avoir à changer dans le modèle de société des pays dits riches en biens matériels. Le progrès technologique déplace plus les problèmes environnementaux plus qu’il ne les résout. Conséquemment le temps de diffusion des technologies n’est pas si rapide que cela et il ne nous reste que quelques années pour inverser la tendance. Pour espérer un changement à la hauteur du défi, il va falloir opérer des modifications radicales dans l’architecture des modèles d'affaires et adopter un nouveau récit du vivre ensemble en harmonie avec la nature. Les innovations de rupture de demain seront organisationnelles et spirituelles. On peut se moquer de cette naïveté, cela m’est égal, mais j’attends qu’on vienne me démontrer que l’on peut découpler durablement le fait de créer toujours plus de PIB, avec toujours moins de pressions environnementales. C’est juste faux. Nous devons réinventer la notion de progrès sur des bases plus réalistes au regard des faits scientifiques et des lois de la biosphère.

 

« Accepter que l’on gagne moins pour avoir plus de chance de durer, que les actionnaires s’intéressent davantage au return on impact qu’au return on equity. »

 

Les sujets sociétaux et environnementaux sont systémiques, travailler sur le système de rémunération et sur les outils financiers de l’entreprise peut-il répondre à la nécessité de partage de valeur ? Comment cela peut agir positivement sur les enjeux sociétaux ?

La notion de performance globale des entreprises reste à inventer aujourd’hui il y a un déséquilibre abyssal entre le financier et l’extra financier. Certes sans argent une entreprise ne survit pas, c'est sûr, mais aucune entreprise ne devrait avoir comme seul objectif d’en gagner toujours plus. Le sens de la vie est d’accumuler de la valeur au service de la vie et non uniquement de la valeur monétaire. Or c’est ce que ressente nombre de salariés aujourd’hui au-delà des beaux discours qui prétendent le contraire.

Dans un monde dans lequel nous allons devoir accepter tôt ou tard de prendre en compte la restauration du vivant dans les coûts des entreprises, il est certain que la rentabilité brute de la plupart d’entre elles va baisser. Car aujourd’hui on pille le vivant pour générer du cash sans avoir à lui rendre compte autrement qu’avec des indicateurs extra-financiers sans obligation de résultats. Le véritable but d’une entreprise c’est du durer, l’argent n’est qu’un moyen, la raison d’être donne le sens et les actionnaires seraient bien inspirer à exiger des dirigeants un « return on impact »qui va garantir la pérennité des revenus plutôt qu’un simple « return on equity. » qui hypothèque les conditions d’habitabilité de la planète et donc l’économie.

Abondance frugale, sobriété désirable, reconnexion au vivant … autant de concepts pour lesquels tu milites sans faillir depuis de nombreuses années, et tu as aussi choisi d’agir de l’intérieur en jouant le jeu de l’économie dans un très grand groupe. Comment trouves-tu l’équilibre entre des mondes qui peuvent sembler opposés ?

Si on n'essaie pas de changer les choses de l'intérieur des organisations, on ne va pas y arriver. Pour cela les promoteurs des modèles contributifs et régénératifs ont la nécessité d'être enthousiastes, loyaux mais aussi courageux pour ne pas dire aux décideurs ce qu’ils veulent entendre, mais ce qu’ils doivent comprendre. Rester dans un déni de réalité en se disant que le futur va être une continuité linéaire du passé et que tout va bien se passer est le comble de l’irresponsabilité.

Ralentir la taille de l'économie non essentielle et du gaspillage de ressources n’est plus une option. La transition si elle doit advenir aura besoin de régulation par la taxe, par l'interdiction et pour cela nous devons faire preuve d’une grande pédagogie.

« Une condition prioritaire de l’existence d’une entreprise repose sur le maintien des trois capitaux qui ne sont pas substituables : la finance, le vivant et le social, entre ces trois les cloisons doivent être étanches. »

 

As-tu des exemples à nous partager d’entreprises qui ont changé de modèle et de trajectoire ? Que retenir particulièrement de leurs transformations ?

Aucune entreprise n'est parfaite, mais sur un continuum de 0 à 100, 0 étant le niveau zéro la responsabilité et 100 la totale prise de conscience, on peut intuitivement dire que la moyenne des entreprises est aujourd’hui inférieur à 50. Le plus simple pour découvrir des exemples d’entreprises vertueuses est de lire « L’entreprise contributive, concilier monde des affaires et limites planétaires ! » Edition Dunod. La chose certaine c’est que les entreprises qui ont changé de trajectoire ont su considérer et maintenir leurs trois capitaux : la finance, le vivant et le social, d’une manière à ce qu’ils ne soient plus substituables entre eux. C’est cela leur principal génie.

Quels conseils donnerais-tu à ces dirigeants qui envisagent de mener un projet similaire au sein de leur entreprise ? Y a-t-il des leçons apprises que tu aimerais partager ?

Le meilleur conseil c’est de prendre le temps de se former et pas juste de s’informer ! Accepter de reconnaître de ne pas savoir est un handicap chez les dirigeants. Et pourtant la plupart pense savoir la gravité du problème mais dans les faits ils ne connaissent rien d’autres que des banalités évidentes.

Il convient également d’acquérir les connaissances pour mettre en œuvre les nouveaux modèles économiques régénératifs. C’est la clé de tout. Et là aussi il faut passer du temps pour éliminer les vieilles certitudes économiques obsolètes de sa façon de penser.Les entreprises de demain vont devoir savoir rester vivante économiquement en générant le besoin du non-besoin de l’accessoire pour mieux satisfaire les besoins de l’essentiel pour tous !

« S’enthousiasmer en se disant que l’on crée de la valeur étendue, de la valeur globale et pas que de la valeur monétaire, et recréer du lien social. »

 

Et si on se parlait du futur et des projets à venir : la RSE « augmentée » en quelques mots ?

La RSE doit être synonyme de transformation des modèles d'affaires pour aller vers du régénératif, tout le reste est du blabla de (mauvais) consultants. Inutile d’être moralisateur, faisons au contraire preuve de pédagogie et sachons partager la vérité de la science. La RSE augmentée c’est avant tout d’accepter de changer de métrique de mesure de la performance. Pour cela, il est urgent d’adopter un nouveau système comptable multi-capital avec lequel nous pourrons enfin apprécier ceux qui savent créer de la valeur d’un côté sans en détruire de l’autre. 

 

Fabrice « augmenté » en quelques mots ?

La meilleure façon de paraître ce que l’on veut être, c’est d’être ce que l’on veut paraître. J’essaie d’être exemplaire dans ma façon de vivre. Je ne suis pas un donneur de leçon, j’essaie juste de rester digne en restant lucide, c’est-à-dire sans faire preuve d’un optimisme irréaliste qui en réalité n’agit que comme un frein à la prise de conscience. J’ai adopté un mode de vie sobre et cela me rend heureux car cela m’a reconnecté avec la nature. Les plus grands plaisirs sont immatériels, je regrette de l’avoir découvert tard. Je suis éco-anxieux je l’avoue, j’ai des enfants mais je pense aussi à ceux des autres, ma façon de surmonter cela passe par mon implication sincère dans mes activités professionnelles et associatives, les conférences et les cours que je donne et l’écriture.

Celui qui a un pourquoi qui le fait vivre peut supporter tous les comment.

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