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L'entreprise comme ascenseur social et professionnel : l'exemple de l'Ecole des Leaders

Sarah Bruzzese
28/11/2023
Interview
Rami BAITIEH
Ancien CEO Carrefour France, Group CEO de Morrisons
Dialogue avec des dirigeants à impact
« Se réjouir sincèrement de la réussite de l’autre qu'il soit dans mon département ou dans un autre département, c'est la réussite de l'ensemble du bateau. »


Bonjour Rami, peux-tu en quelques mots te présenter et nous présenter les prospectives d’un groupe comme Carrefour ?

 J’ai été le directeur général de Carrefour en France pendant un peu plus de 3 ans.

Ma carrière a été ponctuée d’un certain nombre de changement et d’une très forte dimension internationale. J'ai travaillé dans 6 pays en dehors de la France.

Au sein de Carrefour, j’ai évolué dans plusieurs départements, plusieurs directions fonctionnelles et opérationnelles. J'ai dirigé Carrefour à Taiwan, en Argentine, en Espagne et en France.

J'ai fait des études et je continue à étudier, dernièrement à La London Business School et à Harvard, j’aime apprendre et continuer à me former.

À titre plus personnel, je suis marié, père de 3 enfants et joueur de tennis.

Pour les prospectives d’un groupe comme Carrefour, nous pouvons regarder de manière spécifique, mais aussi de manière générique.

Je distingue trois tendances pour parler du futur : des projections qui sont certaines et qu'on sait mesurer, celles qui sont certaines mais qu'on ne sait pas mesurer avec exactitude et celles qui sont incertaines.

Les changements démographiques de la société par exemple, ou le changement climatique de la planète, on sait aujourd'hui : Prévoir, calculer, mesurer et on connaît l'impact sur le citoyen et donc le consommateur, le client. Ce qui nous permet d'orienter nos choix stratégiques en termes de marchandises, de produits, de production, et sur un certain nombre d’autres éléments.

Il y a aussi les tendances qui sont certaines, mais qu'on ne sait pas mesurer avec précision. L'intelligence artificielle, par exemple Chat GPT dont tout le monde parle, sont des tendances certaines, c'est un « Game changer » mais nous n'avons pas encore réussi à mesurer avec finesse et précision l'impact sur l’emploi, la productivité, ou encore la rentabilité.

Et la troisième tendance, c'est l’ensemble des scénarios de crise possible mais que nous ne pouvons anticiper : la COVID par exemple, la guerre entre l'Ukraine et la Russie, les conflits sociétaux et géopolitiques.

Être agile et être flexible pour faire face justement à ces différents types de tendance.

Tu es une parfaite illustration de ce qu’un groupe comme Carrefour peut apporter comme parcours de carrière. Les entreprises aujourd’hui n’arrivent plus à garder leurs talents, quel regard portes-tu sur cette « grande mobilité » et comment l’entreprise peut agir pour rester attractive et retenir ses collaborateurs ?

Pour répondre à cette question, il faudrait écrire quelques bouquins, on va tenter d’être synthétique. Je pense qu'il faut le faire dans l'ordre de priorité.

La priorité est d'identifier les destructeurs au niveau décisionnaire. Parmi les chefs, il y a des bons, des moyens, des moins bons et il y a des destructeurs qu’il faut absolument canaliser.

« L’indispensable pour un bon chef, je le définis par la culture de la bienveillance et de l'exigence. »

J’ai coutume de dire : deux doses de bienveillance, une dose d'exigence. La bienveillance augmente en descendant dans la hiérarchie, tandis que l’exigence augmente en y montant.

Je pense qu'une culture de ce type-là est plus à même de garder les talents et de conserver le sentiment d'appartenance à une entreprise. Je crois aussi que par nature les gens sont loyaux et on ne devient pas déloyal par plaisir. Il faut nourrir ce sentiment d'appartenance, nourrir ce sentiment de loyauté. Je suis convaincu que cela peut fonctionner.

« Cette culture est aussi une culture de disponibilité et de justice sociale. »

Un proverbe illustre cela plutôt bien : traite-moi bien, paye moins bien et passe du temps avec moi.

C’est extrêmement important cette place de l’émotion dans les relations professionnelles.

On te connaît notamment grâce à cette méthode 5/5/5 très centrée client, depuis en suivant tes actions au sein du groupe, force est de constater que tu as aussi apporté une culture du "People Centric", quels sont les indispensables selon toi ?

Le people centric, pour réussir cela, il faut traiter l'égo.Traiter l'arrogance et nourrir l'humilité et l'écoute.

Se réjouir sincèrement de la réussite de l’autre qu'il soit dans mon département, dans un autre département, c'est la réussite de l'ensemble du bateau.

C’est une évolution culturelle, il faut le reconnaître. Certains se retrouvent facilement dans ces modèles, les autres y adhérent car c’est en réalité beaucoup de bon sens.

Je prends un exemple. Il y a quelques années chez Carrefour en France, les employés commençaient à travailler à 02h00 du matin pour finir à 07h00 du matin mais sans management présent, la productivité n'était pas garantie. Les employés se sentaient délaissés sans l'arrivée du responsable avant 6h. Donc nous avons changé de méthode et décidé de commencer le travail à 05h00 du matin au lieu de 02h00 du matin. Et nous avons également demandé au manager d'être présent à 05h00 du matin pour accompagner son équipe.

Ce n’est pas ici qu’une question de bienveillance, mais c’est aussi un sujet de productivité.

Deuxième changement, la mise à disposition d'un café, un jus et des croissants aux employés.

Il n'y a aucune clause dans le contrat qui le stipule, mais c'est vraiment de la bienveillance. Je peux te dire que ce geste ne coûte rien, ni en temps ni en quoique ce soit. On m’a dit tu vas voir l’équipe va perdre 30 minutes à boire le café. En réalité, le plus lent a pris 4 minutes !

Quand à 7 heures du matin ta société t'a montré un acte de bienveillance comme celui-ci, à 07h05 tu vas travailler mais différemment, c'est aussi cela le sentiment d'appartenance, des petits gestes de bienveillance sincères.

Troisième élément : garantir l'évolution.

L'ascenseur au sein de la société ou en dehors. Si l'évolution doit se faire en dehors de la société, qu’elle se fasse et l’important est que la personne parte avec une excellente image de la structure, donc le sentiment d'appartenance, le bouche-à-oreille, le rayonnement de la marque employeur, et cetera. C'est du long terme, mais ça finira par payer.

Le "people centric" passe aussi par la formation. D'ailleurs, récemment, une étude a montré que 40 % des employés souhaitent continuer à se former, 60 % ne savent pas en revanche sur quoi ou comment se former.

Pour aller encore plus loin dans ce "people centric", et peut être en écho à ta propre histoire avec le groupe, tu as justement créé un formidable ascenseur social et professionnel avec l’école des leaders pour permettre à chacun d’être acteur de sa carrière. Peux-tu m’expliquer comment tu as construit un tel projet, quelle communication pour faire adhérer, quel appui des équipes managériales ?

 Absolument, nous en sommes déjà à 1200 élèves en France entre diplômés et ceux en cours de formation. Entre les niveaux hiérarchiques, il y a selon moi toujours un pont à construire, sinon il y a un important risque de fracture.

Si on ne construit pas un pont donc si on demande seulement aux managers de sélectionner les meilleurs, ils vont sélectionner selon leur point de vue. Pour exemple, j’ai parlé avec une dirigeante récemment. Elle me dit "je m'entoure des meilleurs" , je lui demande alors quelle est sa définition des meilleurs ?

Elle me décrit : telle école, tel ceci, tel cela ... Je lui réponds " mais en fait c’est toi, tu es en train de me décrire ton parcours. Donc tu veux t'entourer de gens comme toi."

Ce n’est absolument pas ce que je recommande. Moi je m'entoure de gens différents et je t'assure, il y a des personnes qui lors des réunions me disent non, on ne voit pas ça comme ça. Bien entendu une fois que l’on a pris la décision, elle doit être suivie par tout le monde.

« Mais le fait d'apporter une vision différente, un avis différent, le fait de résister à une décision qui ne convainc pas tout le monde, c'est extrêmement sain et positif. »

Donc si c’est le manager qui nomme, il risque quand même de le faire selon sa vision et ses croyances. Il faut vraiment créer de la différence et je pense que la meilleure manière pour garantir cette différence, c'est de laisser les gens postuler et de dire moi je pense avoir la capacité d'apprendre et d’assumer plus de responsabilités. C'est là où le rôle du manager intervient pour confirmer la cohérence du profil.  De cette manière-là on crée un pont et on élimine la fracture entre le top management et les salariés.

Cette fracture qu'aujourd'hui en France on appelle fracture sociale.

Il faut distinguer deux formes d’intelligence. Il y a l'intelligence de la rue qui fragmente les problèmes complexes et les traite en toute simplicité. L'intelligence de l'école prend les choses simples pour en faire un élément complet et important pour justement que ça soit à la hauteur de la société. Il faut à mon sens lier ces deux intelligences en construisant ces fameux ponts.

J'ai également éliminé le mot « concours » parce que ce terme veut dire qu'il y a un nombre très limité de place. Je ne souhaite pas créer de compétition, je veux apprendre aux gens à collaborer.

Ce n’est donc pas un concours mais un test de réussite. C'est pour cela que certaines promotions sont à 190 personnes, d’autres à 220 personnes.

La réussite n’est pas facile il faut obtenir 12,5 sur 20. Le taux de réussite est quand même très élevé. Donc un grand oui pour la formation, mais pas celle choisie par le manager, celle dont le collaborateur a besoin.

Combien de fois nous nous sommes retrouvés dans des salles de formation, nous avons payé un formateur, un module, nous avons participé et répondu aux questions, signé le formulaire mais réalisé quelques jours plus tard que nous n’avions rien appris. Rien appris parce qu'imaginé par une autre intelligence que celle qui répond exactement aux besoins du de la personne qui a suivi la formation. Donc moi je dis oui à une formation mais une formation ciblée, choisie, préparée et adaptée à la cible.

Comment mesures-tu le succès du projet ? Quel impact sur l’employabilité des collaborateurs ? sur les enjeux de diversité et d’inclusion ?

Le succès du projet va se mesurer sur plusieurs critères : la rétention mais aussi l’impact sur l'employabilité des collaborateurs, c'est en effet un diplôme certifiant qui leur permet de valoriser leurs compétences également à l'externe.

Sur la partie inclusion et diversité, il n’y’a pas de pré-requis si ce n’est la volonté d’apprendre et la capacité à assumer plus de responsabilités.
La doyenne de l'école a 58 ans, le plus jeune a 19 ans. C'est énorme. Je n’ai pas fait de statistiques, mais j’ai vu des personnes de toutes origines dont 43% de femmes. C’est l’école de la diversité.

Ce n’est pas parce que je l’ai voulu ainsi mais c'est parce que j'ai tout simplement changé les codes en permettant aux personnes d’être volontaires et non plus d’être désignées par le manager.

« C'est un succès et ça me donne une confiance énorme dans l'avenir, la rétention de ces personnes est garantie, elles développent un très fort sentiment d’appartenance. »

Je vois sur les réseaux sociaux des gens se prendre dans les bras et pleurer, l’un appeler sa famille à l'étranger pour montrer son diplôme. Enfin des images très émouvantes qui me confortent dans l’importance de cet ascenseur social.

 Le rôle de la direction des ressources humaines est stratégique pour accompagner ces ambitions, quel binôme as-tu créé avec ta direction des ressources humaines ?

Un binôme inséparable et indispensable entre la direction générale et la direction des ressources humaines.

De mon côté je suis là pour le concept, je suis là pour la culture maintenant la réalisation et la mise en place, sincèrement, j'ai les équipes de direction RH qui font les choses merveilleusement bien.

Je constate la passion et l’amour mis dans ce projet. Tout est orchestré et organisé. Par exemple pour la remise des diplômes, je suis seulement allé remettre les diplômes, je n’ai absolument pas géré l’organisation. J’ai pu constater un travail colossal et extraordinaire digne d’une grande école.

Quels conseils donnerais-tu à ces dirigeants qui seront amenés à gérer un projet similaire à celui de l’école des leaders au sein de leur entreprise ? Y a-t-il des leçons apprises que tu aimerais partager ?

Sans être donneur de conseil, la réussite de ce que j'ai fait à travers cette formation diplômante, me pousse à partager. Partager avec d'autres entreprises, d'autres dirigeants, la réussite de ce que j'ai pu vivre dans quatre cultures différentes dans quatre pays différents. À chaque fois, cela a été un succès. Certains me disaient qu'en France ça ne marchera jamais. Franchement cela marche mieux en France qu'ailleurs, il y a davantage de diversité que quand je compare avec l'Espagne, un pays que j'adore, avec l'Argentine ou encore avec Taiwan.

On constate une transformation de la relation au travail, accélérée par la crise sanitaire, par les enjeux environnementaux et par un climat social complexe. Dans chacun des pays où tu es allé, ton premier objectif était de parler la même langue, signe d’engagement, de respect et facteur de réussite selon toi. Penses-tu qu'à l'image de tes immersions culturelles, nous devons apprendre collectivement une nouvelle langue pour répondre à ces enjeux d’avenir ?

C'est une question très profonde. Oui, alors cette nouvelle langue, je pense qu'il faut simplement l'appeler l'amour des gens. La culture française a beaucoup de richesses, de génie, de rigueur. Il faut en garder le meilleur, cette volonté de tendre vers la perfection et construire des ponts de communication.

« Veiller à la réussite de l'autre au lieu de le jalouser. Développer une culture d'entraide et de bienveillance à l'intérieur. »

N’y vois pas de la naïveté, ce n’est sans doute pas atteignable à 100% mais entre jalouser ou mettre des bâtons dans les roues pour que les projets de l'autre ne fonctionnent pas et entre aimer l'autre et l'aider à réussir son projet, peut-être qu'on peut aussi trouver un juste milieu. Et je pense qu'il faut tendre vers ça.

Donc cette langue là qu'il faut apprendre, il faut aussi créer un climat de confiance. Je pense que dans une société où la confiance est installée, c'est aussi moins de contrôle moins de comportements policiers et plus d'entente, plus d'écoute. Je pense que c'est tout à fait possible.

Aujourd'hui, je suis patron d'une société de plus de 150 000 personnes, donc si je crois que c'est possible, sans être facile tous les jours, on peut tendre collectivement vers cette nouvelle langue.

 

Et si on se parlait du futur et des projets à venir : Le groupe carrefour« augmenté » en quelques mots ?

Rami « augmenté » en quelques mots ? 

Le groupe Carrefour augmenté en quelques mots, c'est une entreprise qui va continuer à satisfaire de plus en plus de clients et on le voit depuis l'année dernière.

En un an, on a gagné 523 000 clients nouveaux, c'est une fierté. Continuer donc à servir les clients et à avoir un impact positif sur la société en général.

Rami augmenté, c'est Rami qui continue à apprendre, continue à s'améliorer en permanence, continue à aider, donner un coup de main à ceux qui en ont besoin et qui continue à être lui-même.

 

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